Le fait migratoire occupe une place disproportionnée dans les débats politiques européens, notamment face à ce qu’il représente en termes démographiques. Ainsi, sur les 8,4 millions de migrants en Afrique de l’Ouest, moins de 10 % d’entre eux se dirigent vers l’Europe. Les migrations locales, entre villes et campagnes, intra-régionales et interétatiques existent depuis toujours sur le continent africain : elles modèlent depuis longtemps ses paysages, ses villes et transforment ses sociétés.
Comment et pourquoi migre-t-on en Afrique, d’hier à aujourd’hui ? Si la santé représente une des motivations à la migration, elle peut aussi en être altérée. Quels autres obstacles les migrants doivent-ils affronter ? Qu’apportent les migrations aux pays qui les accueillent, sur le continent africain et ailleurs ?
Les chercheurs de l’IRD et leurs partenaires dressent à travers leurs études un portrait inédit et sans préjugés des migrations africaines.
Autrefois, migrer, transformer, échanger
Il y a plusieurs millions d’années, plusieurs lignées humaines ont quitté l’Afrique pour essaimer sur les autres continents. Les préhistoriens évoquent ainsi plusieurs sorties d’Afrique à différentes périodes. Perçu comme le berceau de la femme et de l’homme modernes, le continent africain a vu ses sociétés et ses paysages évoluer au fur et à mesure des vagues de migrations. À différentes échelles, spatiales et temporelles, les exemples de mobilités sont ainsi multiples et renseignent sur les transformations du continent.
En étudiant les langues d’Afrique centrale et du sud, les chercheurs ont ainsi mis en lumière une migration majeure. Il y a plus de 2 000 ans, les populations d’Afrique centrale ont commencé à se déplacer vers l’est et le sud. Cette migration d’importance, car à l’origine des langues actuelles de la région, connue sous le nom d’« expansion bantoue » durera jusqu’au 18e siècle. Comment se structure-t-elle ?
« Ces migrations s’inscrivent dans une dynamique sociale particulière, explique Geoffroy de Saulieu, archéologue au sein de l’UMR Paloc. Dans ces organisations lignagères, le pouvoir est monopolisé par les aînés. Ils contrôlent notamment les richesses nécessaires pour se marier. En effet, le prétendant doit très souvent payer une somme importante aux futurs beaux-parents : c’est ce que l’on appelle “le prix de la fiancée” et que les Africains nomment aujourd’hui la “dot”. Les derniers enfants de ces lignages ne disposent pas des ressources nécessaires pour évoluer socialement : soit ils acceptent de ne pas fonder de foyer, soit ils se révoltent et quittent leur famille. Dans les récits transmis oralement au sein des sociétés africaines, on comprend que les fondateurs de nouveaux lignages sont des “cadets” qui ont fait sécession. Parfois, ils vont mêmes jusqu’à capturer des femmes chez leurs voisins et leur imposent la création d’un nouveau lignage ; exactement comme les premiers Romains, qui selon la légende, sont allés enlever les Sabines pour fonder Rome. »
Transformation sociale et géographique
Ces populations, originaires de l’actuel Cameroun, transforment les paysages au fur et à mesure qu’elles se déplacent. Leur mode de vie est en effet principalement agricole et le fait de privilégier certains arbres fruitiers, notamment le palmier à huile, modifie progressivement la structure des sols et des paysages forestiers.
Une fois installés, les lignages se regroupent en villages et se sédentarisent. De par leur dynamisme social et démographique, certains villages deviennent des villes, puis des capitales, comme Mbanza-Kongo, capitale du royaume du Congo. La vie urbaine se développe et des lignages s’associent pour étendre leur domination, créer de nouveaux royaumes, et parfois même des formes d’empires.
Les femmes seraient-elles absentes de ces mobilités ? Elles circulent, de lignage en lignage. « Au 19e siècle, 30 % des femmes de l’ouest du Cameroun proviennent d’une ethnie différente de celle de leur famille, ajoute Geoffroy de Saulieu. C’est une proportion particulièrement importante ! On a l’image d’une Afrique ancienne qui ne bouge pas, n’évolue pas, mais ces mouvements ont probablement cours depuis la haute Préhistoire, il y a plus de 10 000 ans, même s’ils n’ont pas laissé de traces archéologiques. »
Pouvoir sur les hommes
Autre exemple de mobilité, plus au nord, au Mali actuel, où les déplacements de certaines populations s’ancrent également dans la durée. Les Touaregs, groupes de pasteurs nomades, quittent chaque année leur zone de vie pour rejoindre leurs pâturages pendant la saison des pluies, de juillet à septembre. Sur des distances de 100 à 200 kilomètres, ils conduisent leurs troupeaux de caprins, d’ovins et de bovins vers le Nord, sur des zones de pâturages abondants et de qualité, mais viables uniquement à cette période de l’année.
Dans ces régions, les frontières en tant que telles n’existent pas : le pouvoir s’exerce non pas sur les espaces mais sur les humains. Ainsi, jusqu’à la conquête coloniale qui débute à la fin du 19e siècle, les groupes sociaux subalternes versent un impôt – ou tribut – aux familles qui détiennent l’autorité politique, les chefferies. Pour se libérer de cette tutelle, soit ils parviennent à renverser les rapports de forces, soit ils s’en vont et tentent de trouver ailleurs les moyens de leur autonomie. « La notion de “limite“ existe, assure Charles Grémont, historien à l’UMR LPED. Mais elle est liée à la reconnaissance politique des populations voisines. Les territoires qui en découlent sont flexibles et évoluent plus ou moins rapidement dans le temps. Les terroirs d’attaches, qui sont les lieux de résidence en saison sèche de ces populations, changent également pour des raisons politiques et économiques. »
Des frontières artificielles ?
À la fin du 19e siècle, le colonisateur français s’implante au Mali actuel dans un mouvement de conquête sur un axe ouest-est et nord-sud. La ville de Tombouctou est prise en 1894, et celle de Gao en 1899. Les Français s’appuient sur les chefferies – qui cherchent à défendre leurs intérêts – pour tracer avec elles les nouvelles frontières de leur pouvoir. Les divisions politiques préexistantes sont ainsi reconduites, mais elles sont désormais établies par des conventions et inscrites précisément sur des cartes. Ces frontières produites par l’administration coloniale ne sont donc pas si artificielles que ne le laisse supposer l’idée reçue qui s’est imposée depuis lors. Elles se basent en effet sur des distinctions, souvent des concurrences, préexistantes entre différents groupes sociaux.
Si les segments de frontière n’ont pas été tracés au hasard, la réunion de l’ensemble en une même « clôture », selon les mots des Touaregs, qui deviendra la frontière du Mali indépendant, est, elle, une création coloniale. En outre, les mobilités au sein des subdivisions coloniales sont largement perturbées. Si elles ne sont pas complètement interdites, elles sont contrôlées. Lorsque des pasteurs se déplacent sans laisser-passer de transhumance, ils se retrouvent dans l’illégalité et peuvent faire l’objet d’amendes.
Le pouvoir colonial a ainsi transformé l’organisation du pouvoir, qui ne s’exerce plus sur les hommes mais en premier lieu sur un territoire. Cette logique d’un État qui s’oppose aux mobilités essentielles des pasteurs-nomades génère de nombreux conflits avec les populations. « Même si les frontières coloniales reprennent des divisions locales préexistantes, elles imposent à des populations qui n’ont pas nécessairement une histoire et des cultures en partage une législation identique et qui ne prend pas en compte leurs spécificités », explique Charles Grémont.
D’anciennes esclaves en fuite
En parallèle de l’établissement de frontières, l’administration coloniale abolit l’esclavage en 1905 dans la majeure partie de l’Afrique occidentale française. Cette pratique est en effet encore courante dans cette région au 19e siècle où l’économie est basée essentiellement sur le travail des personnes esclaves. Une fois libres, certains de ces individus parviennent à quitter leur village au Mali pour créer de nouvelles communautés, notamment au Sénégal : ils défrichent la terre autour du chemin de fer en construction ou participent à la culture de l’arachide, en plein essor à cette époque. Ce dernier exemple de migration met en lumière le rôle des femmes dans ces déplacements. « Les femmes ont souvent été invisibilisées car les migrations ont été longtemps associées aux hommes, indique Marie Rodet, historienne à la School of Oriental and African Studies (SOAS), Université de Londres. Mais elles ont été très actives durant cette période pour échapper à des situations contraintes. Elles ont notamment utilisé les tribunaux coloniaux pour se libérer de leur maître. »
Ainsi, les femmes soumises à l’esclavage quittent leur foyer et n’hésitent pas à solliciter la justice coloniale pour demander le divorce avec leur mari, souvent leur ancien maître. Jusqu’aux années 1920, l’administration accorde aux femmes la nullité des mariages et permet ces séparations. Mais par la suite, les tribunaux ne sont plus aussi bienveillants : le départ des femmes remet en cause l’ordre social, et donc colonial. L’abandon de domicile conjugal devient un délit et les mariages ne sont plus annulés. Malgré cela, les femmes n’hésitent pas à fuir leur « mari » et certaines se retrouvent en prison pour cela.
Lorsqu’elles réussissent à partir, les femmes continuent à jouer un rôle essentiel dans le maintien des liens entre la région d’accueil et d’origine. Elles circulent entre les différentes zones, entretiennent les liens sociaux en se déplaçant par exemple pour les cérémonies. Entre le Sénégal et le Mali, ces relations fortes tissées au fur et à mesure des migrations assurent ainsi une connexion intergénérationnelle entre les deux pays.
« Les vagues migratoires ont un aspect cumulatif : des familles s’installent, d’autres les rejoignent. Les mariages entre populations d’accueil et d’origine se multiplient. L’implication des femmes, leur mobilité, participent ainsi à l’intégration de ces communautés dans leur pays d’accueil et à la transformation globale de ces sociétés », conclut la chercheuse.
Éloignés d’une image d’une Afrique immobile, ces exemples mettent ainsi en lumière les évolutions sociétales et géographiques opérées par les mobilités depuis des milliers d’années. Ces mouvements de population perdurent et s’amplifient par la suite tout au long du 20e et du 21e siècle.
Comments (0)